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L’organisation du travail

Les notions de travail, d’emploi et de salariat se sont pleinement structurées au début du XXe siècle comme statut à part entière.

Cette construction se fait durant le XIXe siècle avec l’avènement des usines et des manufactures, par l’organisation du travail par secteurs et par l’autorisation des syndicats.

Avant cela, le travail se fait “à la petite semaine”, répondant à des besoins ponctuels ou saisonniers. Il est réalisé par des indigents ayant perdu leur droit à la terre, ou n’ayant pu atteindre le statut de maître artisan.

Le travail salarial ressemble alors à la main-d'œuvre des esclaves fraîchement affranchis. S’ils sont considérés comme libres, ils gardent pourtant le même état de pauvreté. À la différence peut-être qu’ils doivent maintenant payer leur logement.

Le travail s’organise donc de plus en plus sous le statut du salariat, acquérant petit à petit des droits. Comme celui de grève en 1864 en France.

Aux États-Unis, les choses n’avancent pas de la même manière. Mais cela n’empêche pas certaines corporations à faire valoir leurs exigences avec force et détermination.

C’est pour cette raison que Frederick Winslow Taylor imagine une organisation scientifique du travail qui permet de déposséder l’ouvrier de son expertise pour en faire le chaînon remplaçable d’une chaîne de production.

Cette division du travail n’était pas nouvelle. Elle était déjà la base de réflexion du modèle économique envisagé par Adam Smith dans « Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations » (1776). Elle apparaît aussi dans le livre de Charles Babbage « On the Economy of Machinery and Manufactures » (1832) et dans  « De la division du travail social » (1893) écrit par Émile Durkheim, considéré comme l’un des fondateurs de la sociologie moderne. Mais jamais à ce niveau d'abrutissement proposé par le taylorisme.

Taylor publie une brochure « The Principles of Scientific Management » en 1911, traduite en français l’année suivante.

Cette vision de l’organisation du travail fut une source d'inspiration pour Henri Fayol, pionnier de la gestion d'entreprise et précurseur du management en France.

Nous sommes dans une rationalité extrême du travail. Il faut empêcher l’ouvrier de penser, car plus il réfléchit, plus il risque de commettre des erreurs. Il faut mécaniser, automatiser, “procéduriser”.

Taylor valorise la morale de sa méthode par le fait qu’elle permet à tout le monde de travailler, même les moins éduqués. Tout le monde a sa chance s'il s’applique dans son travail. C’est déjà toute l’hypocrisie de la méritocratie.

Quelqu’un dont on parle assez peu mais qui a eu une approche innovante de l’organisation du travail et du management en particulier, c’est Mary Parker Follet.

Sa vision du management va à l’opposé des idées de Taylor et de Fayol. Elle veut une implication sociale et humaine du manager envers ses équipes. Elle veut une relation équitable et équilibrée entre l’entreprise et ses employés. Elle est à l’origine du concept de leadership partagé. Un leader qui fait partie intégrante de l’équipe et, à ce titre, qui a les mêmes devoirs et obligations.

En 1918, elle publie « The New State, group organization, the solution of popular government ». Il est regrettable que les livres en en leadership et en motivation n’en parlent pas plus.

Toutefois, on parle beaucoup plus de George Elton Mayo et de sa fameuse expérience de Hawthorne qui lui permit de concevoir sa théorie des relations humaines.

En dehors du fait que l’expérience s’est faite sur un très petit nombre de participantes (10 ouvrières maximum pour l’équipe testée pour deux expériences seulement), et que les résultats sont très peu concluants, il est devenu notable que l’observation d’un groupe a un effet sur ce même groupe. Mayo avait raison, mais pour de mauvaises raisons.1

Les conclusions d’Elton Mayo sont discutables sur la méthode. Et nous verrons qu’il n’est pas le seul. Il n’empêche que sa conclusion est valable. Pour la première fois, on entend une voix dissonante de celle du taylorisme, du travail mécanique et de l’abrutissement des masses.  Une voix que n’a pas pu porter Mary Parker Follet.

Mais tout le monde n’a pas la chance d’enseigner à Harvard.

À partir de 1939, Kurt Lewin s’intéresse à la dynamique des groupes. Lui aussi professeur à Harvard et représentant de l’école des relations humaines issue des travaux d’Elton Mayo, il met en avant les effets d’influences sur les choix et les décisions au sein d’un groupe coopératif.

Il expérimente le travail en équipes autonomes auxquelles des objectifs sont attribués, mais libres de leur organisation. Ces équipes auront un niveau de production 20% meilleur que les équipes travaillant sous un régime taylorien.

Dans les années ‘50, Chris Argyris, qui a suivi les cours de Lewin à Harvard, approfondit la réflexion sur les facteurs de la performance. Il conclut de ses expériences que le développement des compétences individuelles est la clé du succès. Il met en avant l’importance de la confiance hiérarchique, mais aussi de l’intérêt d’informer les employés sur les enjeux économiques de l’entreprise.

Dans les années ‘60, Rensis Likert va définir une échelle à quatre niveaux sur l’aspect autoritaire versus participatif du management.

Cette échelle sera adaptée par Robert Blake et Jane Mouton en 1964 en une grille managériale sur deux dimensions :

  • degré d’intérêt porté aux résultats, à la production
  • degré d’intérêt porté aux relations humaines

Cette grille propose un style de leadership qu’ils appellent le leadership démocratique.

Mais le mot “démocratique” pose problème. Une entreprise n’est pas une démocratie si elle répond à des exigences d’un petit nombre. On parlera bien plus souvent de “démocrature”.

Qu’importe : le mot est placé, et ce sera le début d’une évolution dans le langage managérial qui continue à faire recette : leader intuitif, leader alpha, servant leader, happiness manager, etc.

Quelque temps avant sa mort prématurée en 1971, Joan Woodward publie « Industrial Organisation : Behaviour and Control ». Elle y met en avant que le “one best way” tel que promu par Taylor n’existe pas.

Elle propose la théorie de la contingence structurelle, qui définit un lien entre la structure de l’organisation et la technologie utilisée par l’entreprise. Elle tente de montrer que des entreprises utilisant une même technologie ont des structures très semblables.

Tom Burns et George Stalker complètent cette théorie en attestant que les entreprises les plus efficaces sont celles qui ont pu s’adapter rapidement aux contraintes de leur environnement et qu’elles assurent ainsi leur survie.

Durant la période des 30 glorieuses qui va de 1945 à 1975, les conditions salariales vont être fortement codifiées. Et même si la croissance économique est remarquable en France, les inégalités salariales vont se creuser de manière importante.

Une des revendications principales de ‘68 fut une augmentation du salaire minimum, permettant de diminuer ces inégalités.

Dans les années 60, les femmes demandent la fin de la division sexuée du travail. Cette division qui existe depuis “toujours” naturalise les compétences. Cela signifie que certaines activités sont vouées aux femmes, et d’autres aux hommes. Pour les femmes dans les usines, ce sont principalement des activités répétitives et abrutissantes qui leurs sont allouées. Mais plus encore, cette discrimination considère une différence notable de salaire entre les femmes et les hommes pour une même activité, considérant que pour une femme, le travail est une occupation secondaire à son ouvrage principale : la gestion du ménage.

Les événements de mai 68 furent aussi l’occasion d’une émancipation des femmes vis-à-vis de leur travail : « à travail égal, salaire égale », même si l’on sait que cette division sexuée du travail et du salaire reste d’actualité.

« We want sex equality » est un documentaire sorti en 2010, qui traite de la grève des ouvrières de l'usine automobile Ford à Dagenham près de Londres, en 1968, ainsi que des négociations qui conduisirent ses meneuses à obtenir une complète égalité salariale entre hommes et femmes.

Déjà en 1966, près de Liège en Belgique, une grève menée par les ouvrières de la FN Herstal revendique un salaire égal aux hommes. La grève dure douze semaines et a un impact considérable sur la question de l’égalité salariale et sur l’évolution de la place de la femme dans la société belge.

Fanny Gallot insiste sur le fait que plus qu’une égalité des salaires, c’est d’une égalité professionnelle qu’il s’agit. Il faut que les femmes aient les mêmes accès aux fonctions managériales que les hommes.

Les années ‘80 ont sonné le glas des 30 glorieuses. Le néo-libéralisme imposé par Reagan et Thatcher, sous l’influence des idées de Friedrich Hayek et défendues par son plus grand fan Milton Friedman, a supprimé la plus grande partie des aides de l'État et a laissé la porte ouverte à toutes les aventures financières possibles. Ce néo-libéralisme présenté avec talent dans « le loup de Wall Street » mènera à la crise des Subprimes de 2008.

Mais la société, c’est qui ? Ça n’existe pas ! Il y a des hommes et des femmes, il y a des familles, et aucun gouvernement ne peut faire quoi que ce soit, si ce n’est à travers les gens. Mais les gens s’occupent d’eux-mêmes avant tout. (…) Les gens pensent trop à leurs droits sans réfléchir à leurs obligations. Or vous ne pouvez pas disposer d’un droit sans qu’une autre personne ait respecté une obligation. Je pense que l’une des tragédies de notre époque, c’est que certains manipulent le système des indemnités que nous versons — des indemnités qui avaient été imaginées pour rassurer les gens et faire en sorte que s’ils étaient malades un filet de sécurité serait en place pour les aider — et (…) se disent : « Mais, à quoi cela me servirait-il de travailler ? Je gagne autant en étant au chômage ! » Or ce « chômage », c’est votre voisin qui le paie. » — Margaret Thatcher (1987)2

En France, cet esprit d’entreprendre se construit sous la personnalité de Bernard Tapie qui n’hésite pas à pousser le cynisme jusqu’à se présenter comme socialiste sous la présidence de François Mitterrand.

C’est le début de la valorisation du travailleur comme un héros, comme un conquérant invincible. Il faut se dépasser, toujours plus loin, toujours plus haut.

C’est l’histoire autobiographique que Chris Gardner raconte dans « The Pursuit of Happyness » sorti en 2006.

On retrouve cette atmosphère dans les films et les dessins animés valorisant les super-pouvoirs et l’héroïsme solitaire.

Mais le travail à la chaîne existe toujours. Pour certains, il faut le faire disparaître en le sous-traitant en Asie. Pour d’autres, il faut lui donner de l’allure et des couleurs par des effets d’ambiance et des beaux costumes.