Parler de motivation en entreprise sans comprendre le sens et la raison du travail dans nos sociétés modernes, est une erreur de débutant. C’est une manière de biaiser le débat en simplifiant la réalité, en considérant que le travail est un état naturel de l’humain, au même titre que se nourrir, se reproduire et dormir.
Plus encore, ne pas se poser la question du travail, c’est considérer que le travail-emploi-salariat est une norme sociale indiscutable qui ne doit en aucun cas être remise en question.
C’est ainsi que l’on voit fleurir des livres sur la motivation au travail qui nient totalement l’état de subordination du salariat. Et que des éditions édifiantes nous racontent les mêmes poncifs sur une motivation basée sur le désir d’un travail volontaire, agréable et valorisant, source de bonheur et de développement personnel.
Si ces livres se vendent si bien, c’est qu’ils défendent une idée fantasmée d’un monde capitaliste où chacun est récompensé de son travail.
Si le travail est devenu ce qu’il est aujourd’hui, c’est par les effets d’un capitalisme exercé comme un dogme, comme une religion. Une religion qui défend le bonheur du présent, puisqu’il l’assure : “après, ce sera trop tard !”. Une religion qui défend l’immédiateté, le “ici et maintenant”. Et surtout, une religion qui idéalise la méritocratie, le “travailler plus pour gagner plus”, le droit au bonheur, quel qu’en soit le prix, et même le devoir d’être heureux, à tout prix.
L’histoire du travail nous montre à quel point le capitalisme, initié par Adam Smith et évangélisé par les économistes, a transformé une source de subsistance en un moyen de survie, a modifié le travailleur en employé précaire. Passant des champs de la campagne à l’usine de la ville, de l’esclavage à l’exploitation des hommes “libres”, assimilés à des marchandises, des ressources, représenté par un chiffre dans un tableau Excel.
C’est aussi cette nouvelle religion sans dieu qui nous pousse irrésistiblement à nous centrer sur nous-même, à nous protéger, à créer de l’entre-nous. Les crises aidant, c’est notre réussite qui doit passer avant tout.
C’est dans ce même esprit que se développe le coaching. Il y a un coach pour toutes nos activités, pour tous nos désirs. Et c’est sans doute un des effets secondaires de la disparition progressive de l’emploi. De plus en plus d’exilés du travail sont contraints à chercher une utilité rétributive à leur expérience. Une expérience de moins en moins valorisée au sein de l’entreprise, mais qui peut trouver sa place dans des missions ponctuelles.
Car voilà un autre élément qui vient s’inviter au débat : À quoi ressemblera le travail dans 20 ans ? Les machines, les ordinateurs, la technologie viennent remplacer les travailleurs. Transport, gestion, restauration, distribution. Tous les secteurs sont touchés. Et si actuellement il y a une pénurie de techniciens en IT et de développeurs programmeurs, c’est bien qu’il y a un gros travail de remplacement en cours.
Sur ce point aussi il y a une inquiétude. L’histoire nous montrera sans doute que tout comme les esclaves ont été remplacés par les ouvriers d’usine, ceux-ci seront finalement remplacés par des machines. Mais que ferons-nous alors ? Cette question participe à l’anxiété du travailleur sur la persistance de son emploi, et donc sur son moyen de subsistance.
Le travail est en train de muter. Et très étonnamment, il ressemble de plus en plus à ce qu’il fut avant l’ère industrielle. Travailleurs autonomes, coopératives, mini-entreprises familiales. Pour comprendre l’entreprise de demain, il n’est pas inutile d’aller observer les modèles d’hier.
Alors, il n’y aurait eu aucun sens d’écrire un livre sur la motivation en entreprise sans prendre en considération la place majeure du travail, son rôle et les attentes qui en découlent. Et plus encore, sans mettre en avant la frustration d’une grande part de la population qui attend toujours cet ascenseur social, ou plus amusant encore, ce ruissellement.
La crise de 2008 a forcé la population à renflouer les caisses d’une série de banques “too big to fail”. Les directeurs qui ont failli à leur mission se voient octroyer une prime de départ, un parachute doré. Plus de 20 millions d’euros pour Jean-Marie Messier lorsqu’il fut débarqué de Vivendi Universal. Et combien en dividendes pour les actionnaires d’une entreprise en difficulté ? Dividendes records en 2021 et 2022, en pleine crise du CoVid. Et puis, que dire de ces 1% des plus riches quand on sait que depuis 2013, la diminution de la pauvreté ralentit1.
C’est donc dans cette ambiance, dans ce contexte, qu’il faut envisager la motivation. Il ne suffit pas de regarder ses employés comme s’ils vivaient sur une autre planète. Chacun d’entre eux a une famille, des enfants à élever, une maison à rembourser, des cadeaux à offrir, des vacances à prendre. Chacune d’entre elles a aussi des valeurs, des croyances, des désirs et des aspirations.
Et enfin, il faut considérer l’évolution du type de travailleurs à gérer dans une entreprise. Là aussi, il y a externalisation et division du travail. L'entretien, la sécurité, le transport, l’expertise ou la gestion de projets techniques. Un manager se voit confier des profils de plus en plus différents, qui ne répondent pas tous aux règles de subordination.
Cohabitent ainsi dans l’entreprise des CDI, des CDD, des stagiaires, des intérimaires, des alternants, des consultants détachés ou encore des fournisseurs mis à disposition, comme dans la grande distribution. Qui est dedans et qui est dehors ? Comment garantir la motivation, l’engagement, l’implication dans une dynamique coopérative lorsque tant de ces acteurs ne sont, symboliquement, pas inclus dans le système ?2
Si j’insiste à ce point sur ces aspects sombres du travail, c’est pour appuyer sur un fait qui est trop souvent négligé dans les discours sur la motivation : la grande majorité des gens ne travaillent pas par envie. Ils travaillent par besoin. Et c’est d’abord et avant tout le contexte de travail qui permet de favoriser la mobilisation des collaborateurs.
Le travail peut être une réelle source d'épanouissement individuel et collectif. Il est l’occasion donnée par la société de découvrir, d’apprendre, de rencontrer et de partager. Il est le moyen proposé au plus grand nombre, de vivre une existence agréable, étonnante et paisible.
Le travail peut être bien plus qu’une source de revenus. Et si on ne peut promettre à toutes et à tous un travail à la hauteur de leurs espoirs, il reste possible d’offrir un environnement où les sources de motivation et les occasions d'évolution sont nombreuses et accessibles.
- 1
https://www.oxfamfrance.org/inegalites-et-justice-fiscale/les-1-pourcent-les-plus-riches/
- 2
Scharnitzky, Patrick. Les paradoxes de la coopération: Comment rendre le collectif (vraiment) intelligent (French Edition) . Eyrolles.