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Tout travail mérite salaire

Culturellement, et sans doute aussi poussé par un modèle capitaliste dominant, nous envisageons le travail comme l’effort à fournir en contrepartie d’un revenu, un labeur contre un salaire, du temps contre de l’argent.

Pour comprendre ce ressenti gravé dans notre inconscient collectif, il faut commencer par faire un petit tour dans notre Histoire.


Le lien étymologique avec “tripalium” (”tripaliare” : tourmenter, torturer) est généralement utilisé par les sociologues du travail. Il exprime bien l’idée que le labeur est ressenti comme une souffrance, que le travail est une douleur.

Il est cependant plus probable que l’origine correcte soit quelque peu différente :

Une étymologie plus plausible associe travail avec “tra” (issus du latin “trans”). On évoque alors l’idée d’une traversée, d’une transformation, d’un obstacle à franchir.1

Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote distingue deux types d’activités :

  • la praxis, qui est l'action immanente n'ayant d'autre fin que le perfectionnement de l’individu qui la pratique,
  • et la poiesis, c'est-à-dire, au sens le plus large, la production d'une œuvre extérieure à l’agent.

La praxis regroupe les activités nobles comme l’éthique et la politique. La poiesis regroupe les activités de production, laissées aux artisans et aux esclaves. Cette dernière est donc peu valorisante et est réservée à une classe de statut inférieur et de moindre morale.

Il faut cependant se remettre dans le contexte de l’époque. Si Aristote tient un tel discours méprisant, c’est sans doute qu’il veut garder une place de choix parmi les nobles d’Athènes dont il n’est qu’un “métèque”2. Il se doit donc de justifier l’esclavage et les désirs d’expansion de son roi, Alexandre le Grand, dont il fut précepteur.

Dans le reste du pays et les provinces, l’artisanat et l’agriculture ne sont en rien méprisés, bien au contraire.

Les “grands sages” que nous étudions ont, eux-aussi, une réalité politique et sociale qui favorise certains de leurs discours.

De tout cela, nous gardons l’idée que le travail doit porter en lui une difficulté, une douleur, et même une punition.

Puisque tu as écouté la voix de ta femme, et mangé de l’arbre que je t’avais formellement interdit de manger, la terre est maudite pour toi.

C’est avec peine que tu mangeras tous les jours de ta vie. Elle fera pousser pour toi ronces et épines et tu mangeras l’herbe des champs.

À la sueur de ton front, tu mangeras du pain jusqu’à ce que tu retournes à la terre puisque tu en es tiré, car poussière tu es et à la poussière tu retourneras. »

— Genèse 3,17-193

Au moyen-âge, la religion utilise le labeur comme moyen de soumission. C’est ainsi que le clergé maintient son statut et celui de la noblesse en dehors des tracas du labeur.

La société médiévale se décompose en trois ordres distincts :

  • ceux qui combattent : bellatores ; les nobles (prince, seigneurs, chevaliers) ;
  • ceux qui prient : oratores ; le clergé ; les hommes d'Église ;
  • ceux qui travaillent : laboratores ; paysans, tenanciers, vilains et serfs.

Le travail est défini comme le moyen d’élever son âme, et ainsi espérer atteindre le paradis.

Il faut noter que le mot “travail” n'apparaît dans les textes qu'au XIe siècle. On parlait alors du travail pour l’effort et la douleur lié à l’accouchement. Il faut attendre le XIIIe siècle pour que le travail soit associé à l’artisan.

Les métiers sont regroupés et organisés en corporations sous la tutelle d’un saint-patron. On ne parle pas encore de salariat. Chaque homme est libre et est payé en fonction de son travail.

On retrouve enfin un usage plus contemporain du mot dans les écrits du XVIIIe en Angleterre, siècle dit “des lumières”, qui fut le berceau du rationalisme, de l’individualisme et du libéralisme que nous “chérissons” tant aujourd’hui.

Aux débuts de la révolution industrielle anglaise, Adam Smith, bien connu pour son ouvrage fondateur du capitalisme, s’intéressa au travail, à son contenu et à son organisation.

En France, les corporations sont interdites dans la seconde moitié du XVIIIe, sous la pression des physiocrates (libéraux de l’époque), amis de Humes et de Smith. Le travail s’opère principalement en louage d’ouvrage, tant dans les usines que dans les manufactures.

Ce louage s’organise parfois en cascade entre ouvriers, devenant un marchandage. Ce marchandage sera en partie à l’origine d’un marché du travail. On trouve encore la présence des chefs de marchandage dans Germinal (1885) d’Émile Zola, qui “[...]se présentaient seuls à la caisse, puis répartissaient l’argent entre leurs hommes, ce qui gagnait du temps.” (Chapitre IV) 4

Ce marchandage est aussi visible dans les écrits de Karl Marx qui parle de l’exploitation des travailleurs par les travailleurs.

Il faut cependant remarquer que, au milieu du XIXe, en France, près de 60% de la population est encore attachée à une activité d’artisanat, sous forme de petite entreprise de cinq à six personnes. Dans ces regroupements familiaux, l’expertise est valorisée et le salaire est à la pièce. Les femmes sont donc moins bien payées puisqu’elles ont la charge du logis et des repas qui leur prend pas mal de temps, tant pour la famille que pour les apprentis qui, bien souvent, dorment sur place.

Dans le cadre de cet artisanat rural en France, la pauvreté est moindre que dans les villes et dans les grandes industries.


Revenons à la fin du XVIIIe, aux débuts de l’ère industrielle au Royaume-Uni, au temps d’Adam Smith et des échanges commerciaux.

C’est à cette époque que grandit Thomas Malthus.

Malthus voit d’un mauvais œil l’augmentation de la population et la diminution des terres agricoles. Celles-ci, tenues par des propriétaires fonciers, sont plus rentables au pâturage des moutons qu’à l’agriculture (Mouvement des enclosures). Des mouvements d’exode se sont déjà amorcés pour fournir la main d’œuvre dans les nouvelles usines textiles.

L’industrialisation et la mécanisation offrent de nombreux emplois pour les femmes et les enfants non qualifiés, notamment dans l’industrie textile, dont les activités sont peu ouvertes aux hommes. Et celles et ceux qui y travaillent ne gagnent bien souvent qu’un “salaire de famine”.

Tout le monde ne trouvait pas d’emploi.

Malthus en vient à considérer que l’aide sociale aux pauvres et aux mendiants risque d’augmenter leur espérance de vie et leur reproduction. D’autant que cela a un effet délétère sur leur motivation à travailler.

En tant que parlementaire, et avec l’aide de son ami David Ricardo, initiateur du libéralisme, ils influencent fortement une loi sur la gestion de la pauvreté de 1834.

En Angleterre, être sans travail devient une tare, une incivilité. L’état de pauvreté devient un délit. C’est le début d’une chasse contre celles et ceux qui ne peuvent subvenir à leurs besoins. Création d’hospice pour les pauvres, travail forcé pour les voleurs. Il suffit de peu pour être mis en prison.

On trouve le récit de ces histoires dans le roman « Oliver Twist » de Charles Dickens (1837).

Et en France, c’est Victor Hugo qui fait porter cette souffrance par Jean Valjean dans « les Misérables » (1862).

Une première réflexion sur un code du travail apparaît vers 1896, et se concrétise vers 1905. Le travail est aussi le thème central de l’exposition universelle de 1900 à Paris. Ce travail est bien celui de l’emploi, du temps fourni contre salaire.


Avec le temps, le travail n’est plus un droit, il est un devoir.

“Travail, famille, patrie” est la devise de l’État français durant la seconde guerre mondiale.

Cette devise est d’autant plus importante qu’elle découle directement des grèves du Front populaire de 1936 qui a vu les mouvements socialistes et communistes prendre le pouvoir.

Si les mouvements socialistes, et surtout communistes, font si peur aux directeurs d’entreprises et au clergé, c’est qu’ils remettent en question le droit de subordination des employeurs sur les employés.

De cette hiérarchisation, qui semble pourtant vieille de toujours, des études récentes montrent qu’elle n’existait pas au temps des chasseurs cueilleurs. On étudia certaines tribus qui vivaient encore dans cette organisation libre au milieu du XXe siècle en Australie et en Amérique du Sud. Leurs coutumes de partage et de réciprocité dépassent de loin l’idée que nous nous faisons de l’organisation individualiste du travail moderne.

  • 1

    Dujarier, Marie-Anne. Troubles dans le travail (French Edition) (p. 68). Presses Universitaires de France.

  • 2

    Un métèque est dans la Grèce antique, un statut intermédiaire entre celui de citoyen et d'étranger, réservé à des ressortissants grecs d'autres cités.

  • 3

    Il n’y a rien d’anodin à lire les écritures pour définir une culture de pensée. Et c’est bien souvent sur cette base que des livres d’économie et de management ont été écrits, encore au XIXe, et qui font référence dans les écoles et universités. Max Weber, Maslow et Herzberg en sont des exemples.

  • 4

    Zola - Germinal - https://fr.wikisource.org/wiki/Page%3AZola_-_Germinal.djvu/202